XV
FACE A FACE

Bolitho abaissa sa longue-vue, la posa sur les bastingages et étudia en silence les silhouettes des îlots qui se découpaient sur plusieurs plans successifs. Pendant toute la matinée et le premier quart de l’après-midi, alors que l’Undine s’approchait régulièrement, il avait relevé chaque amer remarquable et comparé ses observations avec ce qu’il savait déjà. Le chenal principal entre les îlots s’ouvrait vers le sud ; presque au milieu de ses atterrages, se dressait un rocher, mamelon désolé dominé par la vieille forteresse de pierre. Même à présent que les pointes avancées les plus proches se trouvaient à moins de deux nautiques de distance, il était impossible de distinguer où commençait la forteresse et où se terminaient les collines escarpées.

— Nous allons changer de cap maintenant, monsieur Herrick, dit-il en baissant sa lorgnette.

Il s’essuya les yeux du poignet.

— Gouvernez à l’est-nord-est.

Il vit les servants des pièces de douze bâbord se pencher par les sabords ouverts ; au soleil, les canons étincelaient déjà, et c’était comme s’ils venaient juste de faire feu.

— A border les bras ! cria Herrick. Venez deux quarts sur bâbord, monsieur Mudge !

Bolitho repéra la frêle silhouette de Potter parmi les oisifs rassemblés sous le gaillard ; quand il le vit regarder vers l’arrière, il lui fit signe d’approcher.

Abandonnant son lourd habit et son bicorne aux mains d’Allday, il lui dit aussi calmement que possible :

— Je vais monter moi-même dans les hauts.

Allday en resta coi. Il savait combien ce geste coûtait à Bolitho.

Potter se hâta de monter sur la dunette et se toucha le front de la jointure des doigts :

— Commandant ?

— Pensez-vous pouvoir monter à la hune de grand mât avec moi ?

— Si c’est vous qui me le demandez, commandant… répondit Potter en le regardant d’un œil éteint.

— Est-nord-est, commandant ! lui lança Herrick.

Il regarda d’abord Bolitho, puis la basse vergue brassée carré qui vibrait sous la forte pression de la voile gonflée sous elle.

Bolitho dégrafa son sabre et le tendit à Allday :

— Aujourd’hui, Potter, j’ai besoin de vos yeux.

Sentant peser sur lui le regard de chaque homme du bord, il saisit les enfléchures au vent et commença l’escalade ; ses doigts s’agrippaient si fort à chaque barre sèche que c’était la douleur qui lui donnait le courage de poursuivre plus haut, toujours plus haut ; il gardait les yeux fixés sur les gambes de revers qui montaient en surplomb autour de la robuste hune ; de là-haut, deux fusiliers marins ne le quittaient pas des yeux, curieux d’observer.

Bolitho serra les dents ; grande était la tentation de regarder en bas. Il y avait de quoi le mettre en rage. C’était injuste. Il s’était embarqué pour la première fois à l’âge de douze ans. Année après année, il avait accumulé expérience et maturité ; peu à peu, son engouement puéril pour la marine avait cédé la place à une profonde compréhension, qui équivalait à de l’amour. Il était parvenu à surmonter le mal de mer ; il avait appris à cacher sa solitude et son deuil, y compris aux yeux de ses camarades de bord : ne se trouvait-il pas en mer quand sa mère avait disparu ? De même, on avait enterré son père tandis qu’il combattait le Français et l’Américain dans la région des Antilles. Il avait vu des hommes souffrir les horreurs des batailles ; il n’était pas jusqu’à son corps qui ne portât assez de cicatrices pour montrer combien est étroite la marge entre mort et survie. Pourquoi fallait-il maintenant qu’il fût torturé par ce maudit vertige ?

Il sentit ses chaussures chercher à tâtons les enfléchures, tandis qu’il se hissait sur les gambes de revers ; ses jambes battaient dans le vide ; il s’agrippa avec les doigts, puis ses orteils reprirent contact.

— Par le ciel, commandant, lui dit un fusilier marin admiratif, quelle belle ascension !

Bolitho se laissa tomber à côté de lui, haletant douloureusement. Ce soldat y avait-il mis quelque ironie ? Il constata qu’il s’agissait du même tireur d’élite qui avait le premier repéré la goélette au mouillage, deux jours plus tôt.

Il acquiesça et s’autorisa un bref regard en direction du pont, en dessous de lui.

Écrasées par la perspective, des silhouettes allaient et venaient sur la dunette ; quand il regarda vers l’avant, il vit le sondeur au bossoir, le mouvement rapide de son bras au moment où il lança le lourd plomb au delà de l’étrave.

Il se détendit et marqua une pause, le temps de voir Potter arriver à son tour.

Il se demanda un instant s’il n’allait pas se contraindre à escalader la volée suivante d’enfléchures vibrantes, jusqu’à la hune de perroquet, mais il finit par écarter cette idée. À quoi cela servirait-il ? À se prouver quelque chose à lui-même, peut-être, ou à s’enorgueillir de quelque prouesse aux yeux de ceux qui le regardaient d’en bas. Potter était épuisé par l’escalade, et si Herrick le réclamait d’urgence sur le pont, il se ridiculiserait davantage encore en tombant la tête la première de son perchoir.

Il fit glisser la bandoulière de la longue-vue de son épaule et braqua l’instrument sur le chenal entre les îlots. Le temps pour lui de monter sur la hune et de reprendre son souffle, l’Undine avait parcouru plus d’une encablure ; il aperçut la colline centrale, surmontée d’une forteresse menaçante qu’entourait une falaise abrupte grillée par le soleil, et au delà, l’îlot suivant.

— Je ne suis jamais allé sur la côte est, commandant, dit Potter. Il paraît qu’il y a un bon chenal là-bas aussi.

Il eut un frisson.

— C’est là qu’ils déposaient les cadavres, sur les bancs de sable, à marée basse… Enfin, ce qui restait des cadavres…

Bolitho se raidit et oublia momentanément le pont, si loin en dessous de lui. Il aperçut une silhouette plus sombre : c’étaient les mâts et les vergues d’un navire presque caché dans la dernière courbe du chenal intérieur : une frégate ! Potter remarqua son intérêt et ajouta d’un ton dolent :

— C’est le meilleur mouillage, commandant. Les batteries de la forteresse couvrent les deux chenaux, ainsi que tout navire qui décide d’y jeter l’ancre.

Une tache claire vacilla et s’élargit devant l’îlot le plus éloigné : un petit canot envoyait sa voile.

Bolitho jeta un coup d’œil rapide à la hune de misaine, où Herrick avait fait envoyer un grand drapeau blanc : ils allaient bientôt être fixés. On entendit une détonation caverneuse et, au bout d’un moment interminable, une puissante gerbe d’eau jaillit vers le ciel à environ une encablure par le travers bâbord. Bolitho braqua sa longue-vue vers la forteresse, mais la fumée s’était déjà dispersée : impossible de déterminer l’angle de tir. Il changea d’angle de vision et observa que l’embarcation, qui avait pris de la vitesse, faisait le tour d’un fouillis d’écueils, sa voile bien bordée comme l’aileron d’un grand requin.

Bolitho poussa un long soupir : le drapeau blanc flottait en tête de mât. Sa demande de négociation était acceptée. Le tir isolé de la batterie était un coup de semonce.

Bolitho remit sa longue-vue en bandoulière :

— Reste ici, Potter. Ouvre l’œil et essaye de te souvenir de tout ce qui pourrait nous servir. Un jour, cela pourra sauver des vies humaines.

Il adressa un signe de tête désinvolte aux deux tireurs d’élite :

— J’espère bien ne pas avoir besoin de vous.

Il étendit une jambe au-dessus de la petite balustrade et essaya de ne pas baisser les yeux :

— L’Argus veut que tout le poids de l’opération repose sur nos épaules.

Les hommes sourirent et échangèrent un regard d’intelligence, comme si le commandant leur avait dévoilé un secret d’état d’une valeur inestimable.

Bolitho déglutit avec peine et entreprit de redescendre sur le pont. Quand il atteignit le point d’où il pouvait voir les bastingages du bord opposé, il s’autorisa à regarder ceux qui l’attendaient près du pavois. Herrick souriait. Était-il soulagé ? Amusé ? Nul n’aurait su le dire. Bolitho sauta sur le pont et regarda piteusement sa chemise propre : elle ruisselait de sueur, et une traînée de goudron la marquait en travers d’une épaule.

— Tant pis, dit-il. Ça ne se verra pas sous mon habit.

Puis, il ajouta d’un ton plus vif :

— Un canot est en train de sortir, monsieur Herrick. Mettez en panne, je vous prie. Et préparez-vous à mouiller.

Il regarda de nouveau la basse vergue au-dessus de lui : finalement, cela ne s’était pas si mal passé. Puis il songea qu’il s’était livré à cet exercice dans des conditions idéales, alors que d’autres y étaient forcés en pleine tempête, ou dans l’obscurité la plus totale. Sa fierté s’évanouit.

Bolitho attendit que Herrick eût fini de crier ses ordres et s’adressa à Mudge :

— Qu’est-ce que vous dites de ce coup de semonce ?

Le premier-maître le regarda d’un air dubitatif :

— Une pièce d’artillerie ancienne, commandant. Pour moi. D’où j’étais, j’aurais dit une pièce de bronze.

— C’est aussi mon avis, approuva Bolitho. Ils doivent encore se servir de l’artillerie d’origine.

Il se frottait le menton, réfléchissant tout haut :

— Donc, ils hésiteront à tirer à boulets rouges, de crainte de les faire éclater.

L’expression lugubre de Mudge le fit sourire :

— Mais cela n’a pas grande importance : même s’ils tiraient des boulets de pierre, ils ne pourraient rater un navire qui essaierait de forcer le chenal !

— Le canot a un officier à son bord, commandant ! hurla Fowlar. La plupart des matelots sont de la couleur du café, dit-il en souriant, mais l’officier est bien une Grenouille, si j’en ai jamais vu une.

Bolitho reprit sa longue-vue et étudia le canot qui se rapprochait. De construction locale, il montrait l’avant élancé et la voile latine caractéristiques ; il se déplaçait rapidement et sa route convergeait avec celle de la frégate. Bolitho aperçut l’officier en question, debout, détendu, sous le mât ; il avait baissé sur son front son bicorne pour se protéger les yeux de la réverbération intense. Fowlar avait raison : pas d’erreur possible.

Bolitho s’écarta du pavois de quelques pas, tandis que l’Undine, basses voiles carguées et huniers en ralingue, venait dans le vent pour attendre ses visiteurs.

Bolitho s’agrippa à la lisse, et sans rien dire observa le canot qui faisait le tour de la frégate et venait se ranger sous les porte-haubans de grand mât : quelques marins de l’Undine, ainsi que M. Shellabeer l’y attendaient pour recevoir ses amarres et, si nécessaire, amortir un abordage un peu brutal.

— Maintenant, monsieur Herrick, dit Bolitho, nous allons voir.

Il s’avança le long du passavant instable jusqu’à la coupée, et attendit que l’officier eût grimpé à bord. L’homme se tint un instant debout, seul, explorant les ponts de batterie de l’Undine, les marins et fusiliers qui le regardaient, au-dessus et au-dessous de lui ; sa silhouette se découpait sur les rangées successives de moutons qui déferlaient autour de la frégate ; apercevant Bolitho, il ôta son bicorne d’un geste large et s’inclina discrètement :

— Lieutenant Maurin, M’sieu*. À votre service.

Il ne portait aucun insigne de grade, et son habit bleu gardait les traces de nombreux raccommodages et réparations. Son bronzage avait la couleur du vieux cuir et ses yeux étaient ceux d’un homme qui a passé le plus clair de sa vie en mer. Bolitho estima qu’il avait devant lui un interlocuteur solide, décidé et compétent : ces qualités se lisaient sur son visage.

— Et moi, je suis le capitaine de corvette Bolitho, commandant l’Undine, navire de Sa Majesté.

Le lieutenant eut un sourire désabusé :

— Mon capitaine* vous attend.

Bolitho regarda un instant la cocarde sur le bicorne de Maurin. Au lieu de la fleur de lys, emblème de la France, il portait le petit fauve rouge.

— Et quelle est votre nationalité, lieutenant ? demanda-t-il.

L’homme haussa les épaules :

— Je suis au service du prince Muljadi.

Et, haussant les épaules derechef :

— Naturellement.

— Naturellement, répéta Bolitho avec un sourire ironique. Je souhaite rencontrer votre commandant, sans délai, ajouta-t-il sèchement. J’ai certaines choses à discuter avec lui.

— Mais bien sûr, M’sieu.

Le lieutenant regardait les hommes qui se trouvaient sur le pont. Ses yeux ne connaissaient pas de repos. Il était tout à ses calculs.

— Le capitaine Le Chaumareys m’a autorisé à rester à votre bord en tant qu’otage pour garantir votre… euh… sécurité !

Bolitho ne laissa pas voir son soulagement. Le Chaumareys eût-il été tué ou remplacé, il aurait dû changer de tactique.

— Cela ne sera pas nécessaire, dit-il calmement. Je me fie entièrement au sens de l’honneur de votre commandant.

— Mais, commandant, vous n’êtes pas sérieux ! s’exclama Herrick. Allons, gardez-le ! Votre vie a trop de prix pour être risquée sur la parole d’un Français !

Bolitho le regarda et sourit :

— Si Le Chaumareys est la brute sans pitié que vous décrivez, croyez-vous un instant qu’il se souciera de perdre un lieutenant, si cela lui permet de marquer un point ? J’ai laissé quelques notes dans ma cabine, continua-t-il en lui touchant le bras. Elles vous aideront à passer le temps en mon absence.

Il salua la dunette et se tourna vers Maurin :

— Quand vous voudrez.

Il resta un instant debout à la coupée, les yeux sur l’embarcation rangée le long du bord en dessous de lui. Elle était occupée par une douzaine d’hommes, presque nus hormis quelques haillons, mais armés jusqu’aux dents, et selon toute apparence prêts à tuer sans poser de questions.

— Avec moi, M’sieu, lui dit doucement Maurin, vous êtes en sécurité…

Il descendit lestement sur le plat-bord du canot, avant d’ajouter :

— … pour le moment.

Bolitho sauta à pieds joints d’un mètre de haut et se rattrapa au galhauban rudimentaire ; une odeur âcre et violente de sueur et de crasse flottait dans les fonds, mais cela ne dérangeait personne, semblait-il.

— Vous avez de curieux alliés, lieutenant.

D’un signe, Maurin donna l’ordre de déborder ; il gardait une main négligemment posée sur la crosse de son pistolet.

— Couchez avec un chien et vous vous lèverez avec des puces, M’sieu. C’est courant.

Bolitho observa son profil : un autre Herrick ?

Puis il vit la voile se gonfler, claquer au vent ; la mince carène commença à prendre de la vitesse ; il oublia Maurin, et même les visages inquiets sur la dunette de l’Undine : il réfléchissait à ce qu’il avait à faire.

Bolitho s’agrippait à son galhauban, le canot courait vent arrière à toute allure, rasant dangereusement une rangée d’écueils aux dents noires ; puis l’embarcation vira de bord pour pénétrer dans le chenal principal. Bolitho remarqua la violence du courant, debout aux vagues arrivant de la haute mer ; il sentit la petite coque bondir et embarder avant de se stabiliser à son cap pour la dernière bordée du parcours. Quand il se retourna vers l’arrière, son navire était hors de vue, déjà caché par une langue de terre ; le rivage qui s’offrait à lui était plongé dans une ombre profonde.

— Pourquoi prenez-vous de tels risques, M’sieu ? demanda Maurin à brûle-pourpoint.

Bolitho le toisa, impassible :

— Et vous ?

L’autre haussa les épaules.

— J’obéis aux ordres. Mais je ne vais pas tarder à rentrer chez moi, à Toulon. Je n’ai pas revu ma famille depuis…

Il eut un sourire triste.

— … depuis trop longtemps.

Bolitho jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule du lieutenant et observa la sinistre forteresse par le travers bâbord. Même d’où il se trouvait, il avait du mal à distinguer les limites des bâtiments. Leurs murailles élevées prolongeaient l’arête irrégulière au sommet de la falaise. De rares fenêtres s’ouvraient dans ce rempart, fentes noires comme des yeux endeuillés ; au-dessus, entre les créneaux mal entretenus, il apercevait les gueules de plusieurs gros canons, à peine visibles dans leurs embrasures individuelles.

— Triste endroit, n’est-ce pas ? continua Maurin. Mais ils ne sont pas comme nous. Ils vivent comme des crabes accrochés à leur rocher.

Le ton était chargé de mépris. Bolitho aperçut plusieurs petits bateaux au mouillage, ainsi qu’une goélette, identique à celle qu’ils avaient capturée, amarrée à une jetée de pierre. Maurin ne cherchait ni à l’empêcher de tout voir, ni à détourner son attention des nombreuses silhouettes en mouvement sur la jetée et le sentier abrupt qui menait aux portes de la forteresse. Bolitho comprit que c’était à dessein qu’il était accueilli par le chenal principal : il pouvait ainsi contempler la puissance grandissante de l’armée privée de Muljadi. Spectaculaire ! Songer qu’un pirate, étranger aux Indes, avait pu rassembler une telle force et faire régner pareille discipline pouvait vous laisser rêveur ; même quand vous étiez un imbécile pontifiant comme le major Jardine.

Il se retourna quand l’équipage du canot commença à affaler la voile ; la frégate était au mouillage droit devant ; dans cet espace réduit, elle semblait plus grande encore, bien plus grande que l’Undine. Même avec sa frégate précédente, Bolitho eût été bien téméraire d’affronter les bordées mortelles de ces pièces de dix-huit.

— Beau navire, remarqua-t-il.

— Le meilleur ! approuva Maurin, nous avons été ensemble pendant si longtemps que nous en venons à deviner nos pensées respectives !

Bolitho observa l’activité qui régnait près de la coupée, les éclairs du soleil sur les baïonnettes au canon tandis que la garde se préparait à son arrivée. Spectacle soigneusement répété, songea-t-il. Il remarqua les filets d’abordage ferlés le long des passavants, d’où l’on pouvait les larguer sans délai. Craignaient-ils que l’on vînt couper leurs amarres ? Plus probablement, ils ne voulaient pas prendre de risque avec ce nouvel « allié ». Jusque-là, c’était le premier signe encourageant que Bolitho eût observé.

Un petit doris de pêche dérivait par leur travers ; à son bord, quelques indigènes debout lui montraient le poing, découvrant leurs dents comme des bêtes sauvages.

— Vous voyez, ils pensent que vous devez être un prisonnier, lui expliqua simplement Maurin.

Le fait semblait lui déplaire souverainement.

Bolitho le tira de ses pensées tandis que l’embarcation évitait lourdement en direction des porte-haubans de grand mât de la frégate. Le capitaine Paul Le Chaumareys était un homme sur lequel couraient bien des histoires : victoires remportées, harcèlement de convois et destruction de comptoirs. Ses états de service en temps de guerre étaient éblouissants, tels que Conway les lui avait décrits. Mais l’homme lui-même restait un mystère, en grande partie parce qu’il avait passé la plus grande partie de sa carrière loin de sa France bien-aimée.

Bolitho suivit des yeux la muraille de la frégate sur toute sa longueur : l’Argus, le prince aux cent yeux, le messager d’Héra. Il pensa qu’un tel nom s’accordait particulièrement à un homme aussi insaisissable que Le Chaumareys. La frégate était solidement construite ; on y lisait les marques et les cicatrices d’une utilisation intensive ; c’était un navire qu’il eût été fier de commander. Sans avoir la grâce de l’Undine, il dégageait une incontestable impression de puissance.

Le canot fut amarré sous les porte-haubans ; l’équipage se regroupa près du mât tandis que Bolitho se hissait sur le plat-bord. Nul ne chercha à l’aider. Puis un jeune marin bondit des porte-haubans et lui tendit la main :

— M’sieu ! dit-il avec un large sourire, à votre service*.

Bolitho lui saisit le poignet et se hissa vers la coupée ; ce matelot français ressemblait à ceux qu’il avait sous ses ordres.

Il ôta son chapeau en arrivant sur la large dunette et attendit : les sifflets jouaient le salut et la garde présentait ses mousquets. La parade n’était pas aussi nette que celle qu’eussent présentée les fusiliers marins de Bellairs, mais cette désinvolture familière venait sans doute d’une longue pratique. À l’image du pont supérieur, songea-t-il : il n’était pas sale, pas éblouissant non plus, mais parfaitement en ordre, bien utilisé, prêt à toute éventualité.

— Ah, capitaine !

Le Chaumareys s’avança pour le saluer, les yeux fixés sur le visage de Bolitho.

Il était bien différent de ce à quoi Bolitho s’était attendu ; plus vieux, nettement plus vieux. Il pouvait avoir dans les quarante-cinq ans. C’était un des hommes les plus grands qu’il eût jamais rencontrés : plus d’un mètre quatre-vingts, et des épaules si larges que sa tête nue en comparaison semblait minuscule, d’autant qu’il portait les cheveux très courts, comme un bagnard.

— Je vous souhaite la bienvenue à mon bord, fit-il, désignant le pont d’un geste circulaire. C’est mon univers, et depuis longtemps.

Un sourire éclaira un instant son visage :

— Eh bien ! descendez dans ma cabine.

Il adressa un signe de tête à Maurin :

— Je vous appellerai quand il sera temps.

Bolitho le suivit vers la descente de la cabine, remarquant tous les yeux qui l’observaient ; tant du pont que du passavant, on examinait chacun de ses gestes, comme pour y découvrir quelque chose.

— J’espère que Maurin a bien pris soin de vous, dit Le Chaumareys sans façon.

— Oui, merci. Il parle un excellent anglais.

— En effet. C’est l’une des raisons pour lesquelles je l’ai choisi. Il est marié à une Anglaise. Vous, bien sûr, gloussa-t-il, n’êtes pas marié. Pourquoi n’épouseriez-vous pas une Française ?

Il ouvrit brusquement la porte et chercha à lire la réaction de Bolitho. La cabine était vaste et bien meublée ; comme le reste du vaisseau, elle n’était pas d’une parfaite propreté. On voyait qu’elle était habitée.

Mais l’attention de Bolitho fut immédiatement attirée par une table chargée de nourriture.

— La plupart de ces denrées peuvent être obtenues sur place, lui fit remarquer Le Chaumareys en enfonçant le doigt dans un large rot, comme ceci par exemple, qui ressemble beaucoup à du jambon fumé. Mangez tout votre content, tant que vous le pouvez encore, n’est-ce pas ?

Il gloussa de nouveau : le son émanait d’une panse rebondie que Bolitho n’avait pas remarquée jusque-là.

— Je suis ici, répondit Bolitho, pour vous présenter…

L’autre agita un doigt impérieux :

— Vous êtes à bord d’un vaisseau français, M’sieu. Prenons d’abord un verre.

Il cria un ordre bref et un garçon de cabine jaillit de la chambre voisine avec un grand pichet de vin en cristal. Le vin était exquis, aussi frais que de l’eau de source. Bolitho regarda le pichet sur la table : était-ce du vrai cristal, ou simplement une nouvelle astuce pour le convaincre de son infériorité, comme les provisions de bouche et le confort ?

On avança un fauteuil pour lui. Une fois assis, Le Chaumareys sembla se détendre :

— J’ai entendu parler de vous, Bolitho. Étonnant la façon dont vous vous êtes distingué pendant la guerre, pour votre âge.

Il ajouta sans ciller :

— Vous étiez dans une position délicate… Cette malheureuse affaire… Votre frère.

Bolitho le dévisagea calmement. Le Chaumareys était un homme avec qui il pouvait s’entendre ; comme dans un duel, tantôt il se détendait, tantôt il allongeait une botte.

— Merci pour cette marque d’intérêt, répondit-il.

La petite tête dodelinait d’avant en arrière :

— Vous auriez dû être dans nos eaux pendant la guerre. Vous auriez été indépendant, vous auriez pu faire votre travail sans avoir les amiraux sur le dos, n’est-ce pas ? Je pense que cela vous aurait bien convenu.

Bolitho sentit que le mousse de chambre remplissait son verre :

— Je suis venu prendre langue avec Muljadi.

Il resserra sa prise sur le verre. Ces mots lui avaient échappé comme s’ils avaient mûri dans son esprit non pas pendant quelques secondes, mais pendant des mois.

Le Chaumareys le dévisagea, stupéfait :

— Est-ce que vous perdez l’esprit ? Il vous traitera de telle façon que vous le supplierez bientôt de vous achever pour abréger vos souffrances ; et je ne pourrai rien faire pour vous. Non, M’sieu, ce projet est pure folie.

— Dans ce cas, répliqua Bolitho, je retourne à mon bord.

— Et votre amiral Conway ? Et ses dépêches ? N’avez-vous rien pour moi ?

— Tout cela est sans objet dorénavant.

Bolitho le regardait avec méfiance :

— De surcroît, vous n’êtes pas ici en tant que commandant français, mais en tant que subordonné de Muljadi.

Le Chaumareys avala une forte gorgée ; il plissait les yeux à cause de la lumière réverbérée qui entrait par les fenêtres.

— Écoutez ce que je vous dis, lança-t-il sans cérémonie. Refrénez vos ardeurs. Il a bien fallu que j’en passe moi-même par là, quand j’avais votre âge.

Il fit des yeux le tour de la cabine :

— J’ai mes ordres. J’obéis, tout comme vous. Mais j’ai bien servi la France, et mon service aux Indes approche de son terme. J’aurais pu être rappelé plus tôt, mais mon expérience était peut-être trop précieuse… ce n’est qu’une hypothèse. Je connais la région comme ma poche. Pendant la guerre, j’ai dû vivre sur le pays pour la nourriture, les réparations, les abris, et pour recueillir des renseignements sur vos patrouilles et convois. Quand on m’a donné l’ordre de rester dans les mêmes eaux, j’en ai conçu du ressentiment, mais cela m’a également flatté. On avait encore besoin de moi, n’est-ce pas ? Je n’étais pas comme certains, qui se sont battus comme des braves, et se retrouvent aujourd’hui sans un sou.

Lançant à Bolitho un regard aigu, il ajouta :

— Et chez vous ? C’est la même chose, je parie ?

— Oui, acquiesça Bolitho. C’est à peu près pareil.

— Ainsi donc, mon jeune et impétueux ami, poursuivit Le Chaumareys avec un sourire, nous n’allons pas recommencer à nous battre ! Nous nous ressemblons trop. Un jour on a besoin de nous, le lendemain nous sommes bons à jeter !

— Vos actions nous ont coûté bien des morts, répondit froidement Bolitho. Sans mon arrivée à Pendang Bay, toute la garnison aurait été exterminée, je suis certain que vous le savez. Une frégate espagnole a été coulée pour retarder notre arrivée, pour permettre au prince Muljadi de consolider sa réputation de pirate, pour faire de lui un allié de la France et une menace constante pour la paix.

Le Chaumareys écarquilla les yeux :

— Bien dit ! Mais je n’ai en rien participé à la destruction du Nervion.

Il leva un poing massif :

— Naturellement, j’en ai entendu parler. J’apprends beaucoup de choses qui me déplaisent. C’est pourquoi j’ai conduit ici le commandant espagnol : je voulais négocier la sécurité de sa garnison. Il était encore le représentant de son roi. Il n’était pas loin d’accepter des conditions qui, sans votre intervention, auraient conféré à Muljadi certains droits sur Pendang Bay. J’ignorais qu’une attaque serait lancée au moment même où je quittais la baie ! Je vous en donne ma parole d’honneur, ma parole d’officier français !

— Je l’accepte.

Bolitho s’efforçait de conserver son sang-froid, mais ses veines le picotaient comme si elles eussent charrié de l’eau glacée. C’était exactement ce qu’il avait imaginé : un plan froidement calculé dont l’origine se trouvait sans doute en Europe, à Paris ou à Londres, ou même à Madrid, et qui avait bien failli réussir. Sans sa décision de poursuivre avec l’Undine et les rescapés du Nervion jusqu’à sa destination, et sans l’arrivée de Puigserver à Pendang Bay, l’affaire eût déjà été classée : Le Chaumareys aurait été rappelé dans son pays, sa tâche accomplie, et bien accomplie.

Il s’entendit prononcer les mots fatidiques :

— Je suis venu chercher le commandant pour le raccompagner. Don Luis Puigserver, représentant du roi d’Espagne, attend son retour.

Il durcit le ton :

— Le colonel Pastor est-il encore vivant ? Ou bien sa mort fait-elle partie des nouvelles que vous avez apprises et que vous déplorez ?

Le Chaumareys se leva lourdement et marcha jusqu’à la fenêtre d’angle :

— Il est ici, prisonnier de Muljadi, dans cette ruine sur la colline. Muljadi ne vous laissera jamais le reprendre, mort ou vif. Sa présence confère une apparence de légalité à ses exigences. Elle prouve que l’Angleterre est incapable d’honorer ses promesses, et de protéger les droits et les citoyens espagnols. Difficile à croire, hein ? Le temps et la distance font de la vérité une caricature, une dérision.

— Alors, pourquoi Muljadi aurait-il peur de me voir ?

Bolitho regarda Le Chaumareys quitter la fenêtre, le visage sombre et marqué.

— Au contraire, je pensais qu’il n’aurait rien de plus pressé que d’étaler devant moi sa puissance.

Le Chaumareys traversa la cabine ; le pont grinçait sous ses pas pesants. Il s’arrêta à côté du fauteuil de Bolitho et le regarda droit dans les yeux :

— C’est moi qui ai des craintes pour vous, Bolitho. Ici, à mon bord, je suis le bras de Muljadi, sa force. Pour lui, je ne suis pas un simple officier de marine, mais un symbole, et l’homme qui peut mettre ses projets à exécution. Au delà de ce bordage, je ne puis répondre de votre sécurité, soyez-en certain.

Il hésita, les yeux toujours rivés sur le visage de Bolitho :

— Mais je vois que je perds mon temps. Votre décision est prise ?

— Oui, répondit Bolitho avec un sourire grave.

— J’ai rencontré de nombreux Anglais, en temps de guerre comme en temps de paix, ajouta Le Chaumareys. J’en ai aimé certains, haï d’autres. Je n’en ai pas respecté beaucoup.

Il lui tendit la main :

— Mais vous, je vous admire.

Il eut un sourire triste :

— Vous êtes fou à lier, mais vous êtes un brave : c’est cela que j’admire.

Il sonna une clochette et fit un geste en direction de la table :

— Et en plus, vous ne mangez rien !

Bolitho tendit le bras vers son bicorne :

— Si ce que vous dites est vrai, cela ne servira à rien, n’est-ce pas ?

Ses plans s’effondraient, néanmoins il sourit :

— Dans le cas contraire, je serai contraint de me contenter de rations de porc salé à l’avenir.

Un grand officier aux cheveux raides et ternes entra dans la cabine, à qui Le Chaumareys adressa quelques mots rapides en français. Puis il ramassa son propre chapeau et dit :

— Mon second, Bolitho. J’ai changé d’avis, je viens avec vous.

Il haussa les épaules :

— Simple curiosité… À moins que je n’aie envie d’épousseter mes convictions de jeunesse. Je ne sais. De toute façon, sans moi, vous êtes un homme mort.

En arrivant sur la dunette, Bolitho vit un canot déjà rangé le long du bord, et les passavants chargés de spectateurs silencieux. Il songea sombrement qu’ils faisaient bien de le regarder attentivement : si une erreur s’était glissée dans ses calculs, alors c’était un aller sans retour.

— Écoutez-moi, dit Le Chaumareys en le retenant par le bras. Je suis plus âgé et, j’espère, plus raisonnable que vous. Je puis vous faire raccompagner à votre bord. Votre honneur en sortira intact : dans un an, toute cette affaire sera oubliée. Laissez donc la politique à ceux qui aiment s’y salir les mains, chaque jour et sans remords.

Bolitho secoua la tête :

— Que feriez-vous à ma place ?

Il eut un sourire contraint :

— Je puis lire la réponse sur votre visage.

Le Chaumareys eut un signe de tête en direction de ses officiers, puis il le précéda jusqu’à la coupée.

Bolitho lança un coup d’œil rapide sur le pont de batterie et remarqua les réparations récentes, le bois vert et les cordages neufs. C’est là que l’Undine avait porté ses coups, alors même qu’il croyait la bataille perdue. Quelle inquiétante sensation que de marcher aux côtés du commandant de l’Argus. Tous deux se sentaient des compatriotes, plutôt que des ennemis qui avaient, si récemment encore, essayé de se détruire mutuellement. S’ils devaient se rencontrer à nouveau, il n’y aurait plus de trêve.

Au milieu des tourbillons, le canot s’approchait avec régularité de la jetée, au pied de la forteresse ; les matelots français ne cessaient de dévisager Bolitho. Était-ce curiosité de leur part, ou le fait de voir le visage d’un ennemi ?

Le Chaumareys ne parla qu’une fois pendant leur courte traversée :

— Ne perdez pas votre sang-froid avec Muljadi. D’un signe, il vous fera jeter en prison. Il est sans pitié.

— Et vous, quel est votre statut ici ?

— Il a besoin de moi, M’sieu, répondit le Français avec un sourire amer.

Une fois le long de la jetée, Bolitho fut de nouveau l’objet de la vindicte. Les matelots français, qui l’escortaient de près, lui firent monter en hâte le raidillon jusqu’au fort, tandis que de tous côtés s’élevaient quolibets et invectives ; à l’évidence, sans la présence imposante de Le Chaumareys, les marins eux-mêmes auraient été assaillis.

L’étage inférieur de la forteresse n’était guère qu’une coquille vide, une cour jonchée de paille et de guenilles où dormaient les défenseurs de la place et les partisans, de plus en plus nombreux, de Muljadi. Bolitho regarda en l’air le ciel bleu au-dessus des remparts et aperçut les canons : vieux mais puissants, avec chacun une réserve de boulets à proximité ; de longs filins pendaient jusque dans la cour, munis de paniers sommaires qui servaient probablement à hisser la poudre et les munitions quand c’était nécessaire.

Ayant gravi quelques marches mal taillées sous un soleil qui lui accablait les épaules, il se retrouva de nouveau à l’ombre. Il se sentit fébrile et moite.

— Vous attendez ici, grogna Le Chaumareys.

Le Français précéda Bolitho dans une petite pièce à l’appareil grossier, guère plus grande que le puits à chaînes d’un vaisseau, et s’avança vers la porte cloutée de fer qui en occupait une extrémité. Elle était gardée par quelques indigènes puissamment armés qui s’interposèrent, comme s’ils eussent voulu en découdre avec les marins français.

Le Chaumareys s’avança sans ralentir, tel un vaisseau à trois ponts enfonçant une ligne de bataille. Suprême confiance en soi ? Fausse assurance soigneusement mise au point ? Bolitho n’aurait su dire.

Son attente fut de courte durée. La porte s’ouvrit en grinçant et il découvrit une vaste pièce, une salle qui semblait occuper toute la largeur de la partie supérieure de la forteresse. Une estrade élevée à son extrémité tranchait par ses couleurs vives avec les pierres ternes et les murs enfumés. Muljadi reposait sur une pile de coussins de soie ; il avait les yeux fixés sur la porte et semblait totalement détendu.

Torse nu, il portait une simple paire d’amples pantalons blancs, avec des bottes de cuir rouge. Il n’avait pas le moindre cheveu ; sous le mince rayon de soleil qui entrait par une meurtrière, sa tête paraissait pointue et son unique oreille aussi énorme que grotesque.

Le Chaumareys se tint à côté de l’estrade, dur et vigilant. Le long des murs, se trouvaient quelques-uns des hommes les plus sales et les plus cruels que Bolitho eût vus de sa vie ; à la qualité de leurs armes, il les reconnut pour les dirigeants du quartier général de Muljadi.

Il s’avança vers l’estrade, s’attendant vaguement à ce que l’un des spectateurs se ruât sur lui pour le couper en deux, mais personne ne fit un geste, nul ne souffla mot.

Quand Bolitho fut arrivé à quelques pas des coussins, Muljadi déclara simplement :

— Vous êtes assez près.

Il parlait bien l’anglais, mais avec un fort accent, probablement espagnol.

— Avant que je ne vous fasse exécuter, commandant, avez-vous quelque chose à dire ?

Bolitho avait envie de passer sa langue sur ses lèvres desséchées ; il entendit derrière lui un brouhaha étouffé et impatient ; Le Chaumareys était au désespoir.

— Au nom de Sa Majesté britannique, le roi George, exposa Bolitho, je suis venu exiger la libération du colonel don José Pastor, sujet de la couronne espagnole et placé sous la protection de mon pays.

Muljadi se cambra sur ses coussins, braquant comme un canon son moignon de poignet :

— Exiger ? Chien insolent !

Le Chaumareys s’avança vivement :

— Laissez-moi vous expliquer, M’sieu.

— Appelez-moi Altesse ! vociféra Muljadi.

Il ajouta sauvagement à l’adresse de Bolitho :

— Demandez l’aide de votre Dieu ! Tout à l’heure, vous me supplierez de vous tuer !

Bolitho sentait son cœur cogner contre ses côtes ; la sueur ruisselait le long de son échine et s’accumulait autour de sa ceinture comme un givre glacial. Posément, il mit la main dans sa poche et en tira sa montre. Muljadi bondit sur ses pieds ; avec un hoquet incrédule, il sauta de l’estrade et saisit le poignet de Bolitho dans une poigne de fer :

— Où avez-vous eu ça ? lui hurla-t-il au visage.

Il secoua violemment le poignet et la montre à laquelle, comme une breloque, pendillait le petit fauve d’or.

Bolitho se contraignit à parler d’une voix égale, évitant de regarder le pendentif identique que Muljadi portait sur la poitrine.

— D’un prisonnier. Un pirate, précisa-t-il sèchement.

Muljadi lui tordit lentement le poignet ; ses yeux flamboyaient ; il gronda férocement :

— Vous mentez ! Et maintenant, vous allez me le payer !

— Au nom du ciel, supplia Le Chaumareys, ne l’obligez pas à vous tuer !

Bolitho ne quittait pas Muljadi des yeux. L’animaient des sentiments de puissance, de haine et d’autre chose encore… d’angoisse, peut-être.

— Si vous prenez une longue-vue, suggéra-t-il, vous pourrez voir mon navire. Vous verrez également un nœud coulant gréé sur la basse vergue de grand mât. Si je ne suis pas de retour à mon bord avant le crépuscule, je vous jure que votre fils y sera pendu. J’ai pris ce bijou à son cou quand je l’ai capturé avec sa goélette, à quarante nautiques au sud-ouest d’ici.

Les yeux de Muljadi semblaient sur le point de lui sortir de la tête :

— Vous mentez !

Bolitho arracha son poignet à l’étreinte de Muljadi ; ses doigts y avaient laissé des marques profondes comme des brûlures de cordage.

— Je suis disposé, continua-t-il tranquillement, à l’échanger contre votre prisonnier.

Il regarda le visage ahuri de Le Chaumareys :

— Le capitaine peut arranger cela, j’en suis certain.

Muljadi courut à la fenêtre et arracha une longue-vue à l’un de ses hommes.

— Vous resterez ici ! dit-il d’une voix rauque, par-dessus son épaule.

— Pas d’otages, répliqua Bolitho. Un échange en bonne et due forme, vous avez ma parole d’officier du roi.

Muljadi lança l’instrument à terre ; les lentilles volèrent dans toutes les directions. Sa poitrine se soulevait avec violence et sur son crâne rasé, luisaient des gouttelettes de sueur.

— Officier du roi ? Que voulez-vous que cela me fasse ?

Il cracha sur les pavés près des chaussures de Bolitho.

— Vous allez souffrir, je vous le promets !

Le Chaumareys intervint :

— Acceptez…

Il hésita.

— … Altesse !

Mais Muljadi était hors de lui, comme fou. Il saisit soudain le bras de Bolitho et en le bousculant le poussa jusqu’à l’autre extrémité de la salle, contre la fenêtre :

— Regardez là-bas, commandant !

Il crachait chaque mot comme une balle de pistolet :

— Je vais vous le donner, votre colonel, mais pour vous, il est trop tard !

Bolitho regarda les eaux miroitantes qui cernaient le groupe d’îlots suivant. Mouillée dans une courbe du chenal, il y avait une frégate dont les ponts grouillaient d’activité.

Il sentit que la furie de Muljadi se muait en jubilation sauvage comme il criait :

— Elle est à moi ! À moi ! Alors, monsieur l’officier du roi, êtes-vous toujours aussi arrogant ?

— Pourquoi avez-vous fait cela ? l’interrompit sèchement Le Chaumareys.

Muljadi se tourna vers lui, les yeux fous :

— Ai-je besoin qu’on me dise ce que je dois faire ? Suis-je un enfant ? J’ai assez attendu. C’est fini maintenant.

Une porte grinça et Bolitho vit apparaître le commandant espagnol. Soutenu sous chaque bras par un pirate armé, il entra en clignant des yeux, comme aveuglé par la lumière.

Bolitho accourut à sa rencontre, passant entre Muljadi et ses hommes :

— Je suis venu vous ramener chez vous, señor.

Il observa la saleté repoussante des vêtements en guenilles, et les marques d’entraves sur les poignets décharnés :

— J’admire votre courage.

Le vieil homme leva sur lui un regard chassieux ; sa barbe tremblait quand il prononça quelques mots d’une voix chevrotante :

— Je ne comprends pas !

— Venez, lui dit Le Chaumareys. Venez.

Et il lui souffla à l’oreille :

— Ou je ne réponds pas de votre sécurité !

Tout se passa comme dans un rêve. Ils descendirent le raidillon jusqu’à la jetée, sautèrent dans le canot et s’en furent ; les imprécations de Muljadi les suivirent pendant la plus grande partie du trajet : la langue à présent était plus familière, mais le ton toujours aussi menaçant.

— La frégate, dit froidement Bolitho. C’est un navire anglais.

— Oui, acquiesça Le Chaumareys avec circonspection. Elle a subi des avaries au cours d’une bataille, en 82, et on l’a échouée non loin d’ici. Son équipage a été recueilli par un autre navire. Voilà deux ans que nous travaillons dessus. Elle est comme neuve. J’ai reçu ordre de la remettre à Muljadi en état de marche avant de retourner chez moi.

Bolitho s’abstint de le regarder. Il soutenait le commandant espagnol contre ses genoux ; le malheureux n’arrêtait pas de sangloter.

— Eh bien, j’espère que vous êtes fier de vous, M’sieu. Vous savez ce que cela signifie si Muljadi commence à s’en servir.

Ils arrivaient sous les vergues de la frégate française ; Bolitho suivit son homologue jusqu’à la coupée.

— Maurin s’occupera du transfert, déclara Le Chaumareys à brûle-pourpoint.

Il dévisagea Bolitho quelques secondes :

— Vous êtes encore jeune. Un jour, peut-être, vous auriez compris ; maintenant, c’est du passé.

Il lui tendit la main :

— La prochaine fois que nous nous rencontrerons, et je crains que ce ne soit inévitable, ce sera sans doute pour la dernière fois.

Il tourna les talons et gagna à grands pas la descente de sa cabine.

Bolitho tira sa montre et examina le pendentif en or. Il aurait pu se tromper, Potter mal le renseigner… Il arrêta là le cours de pensées qui ne menaient nulle part.

Puis il songea à la frégate capturée. N’eût été le coup de sang de Muljadi, il n’en aurait jamais appris l’existence. L’information ne lui était guère utile, mais c’était mieux que rien. Telle fut sa conclusion.

Encourageant, Maurin lui dit :

— Je vais détacher un canot pour vous reconduire, M’sieu. Ils seront aussi surpris que moi d’apprendre que vous êtes sain et sauf.

— J’étais en de bonnes mains, merci, dit Bolitho avec un sourire.

Il jeta un coup d’œil à la descente de la cabine ; il ne savait pas exactement ce qu’il avait voulu dire.

 

Capitaine de sa Majesté
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